Attention risque d’avalanches de questions

admin 21 juin 2017

Vivre en Bauges, avec les fleurs, les oiseaux et les questions

L’article qui suit a été refusé par le comité de lecture du dernier Vivre en Bauges, car jugé « trop politique ». En lisant la charte publiée page 5 (cf photo), je ne comprends pas. La charte prévoit de retoquer les articles de « propagande d’ordre politique ou religieux ». Un article « trop politique » au sens philosophique, c’est flatteur et pas interdit par la charte. Alors cet article, il est « trop politique » ou il relève de la « propagande politique » ?
Je voulais juste faire réfléchir, pas inciter à voter pour les uns ou les autres, étant parfaitement conscient que le journal serait lu une fois les urnes rangées. Au pays des 14 sommets de 2 000 et du géopark, nous manquons souvent de hauteur de vue et de débat de fond. On peut considérer que le journal ami des oiseaux et des petites fleurs peut être porteur de questions « politiques » au sens noble du terme et sans faire de « propagande politique ». J’ai l’impression que sur cette petite affaire le comité de lecture s’est pris les pieds dans le tapis rouge des élections présidentielles, avant même de connaître la victoire amère des législatives sur le tapis vert de l’abstention.
A vous de vous faire une idée. Un jeu pour pimenter un peu : Je me suis permis d’appeler le Directeur de rédaction, qui m’a indiqué qu’un paragraphe relevait bien de cette « propagande politique ». Me voilà soulagé, ce n’est pas une censure, mais un refus légitime. Je vous laisse deviner quel paragraphe relève de la « propagande politique ». Faites-le moi savoir par mail ou facebook, avec votre avis sur la politique et la propagande. Je veux bien vivre en Bauges,  en continuant à célébrer chaque matin les oiseaux et les fleurs, mais en ayant aussi la possibilité d’échanger avec mes congénères sur les vraies questions, celles qui font qu’une civilisation qui a vécu fort peut ne pas mourir très vite dans l’indifférence collectivecharte Vivre en Bauges

(En Une :  Copie du recensement de 2014 qui fait état de plus de 5 000 habitants pour le massif des Bauges. De l’INSEE ou du Préfet qui a ordonné la fusion des Bauges avec Chambéry Métropole, qui a menti ?)

 

Voici l’article en question :

 

Les héros et les nains finis

Il suffit de voir comment sont traduits en français les titres de certains chefs d’oeuvre de la littérature mondiale pour comprendre comment notre pays fonctionne. Prenons trois titres célèbres et assez faciles à décrypter. « Le zéro et l’infini » d’Arthur Koestler tient pour titre original « Darkness at noon », littéralement « obscurité à midi » ou « Il fait nuit à midi », qui ne sonne pas trop mal. Que vient faire dans cette galère « le zéro et l’infini » ? Il faudrait être agrégé de philo pour rentrer dans cette histoire limpide comme une source de montagne. Du côté de la belle langue transalpine, le célèbre « Se questo è un uomo » de Primo Levi, récit de sa survie à Auchwitz, devient « Si c’est un homme » en français. Où est passé le « questo » ? Depuis le collège (merci M. Bouvier et Mme Charbonnier) on sait que « questo » est « ceci ». « Si ceci est un homme » traduirait plus fidèlement, comme le fait le titre original, la notion de chose pour la victime du nazisme. Dernier exemple, toujours en italien, chez Gramsci avec « Pourquoi je hais l’indifférence », dont le titre original est « Odio gli indifferenti ». Là encore le niveau collège suffit pour déceler « les indifférents » dans le titre original et non « l’indifférence » au sens large. « Traduttore – traditore » dit-on en italien. Dans les cas pré-cités, le traducteur n’est pas forcément le « traitre », mais il nous éloigne de la notion première. On pourrait dire qu’il embrume – enfume – enrhume. Pour autant, il ne ment pas comme il conspire, parce qu’il est juste l’écho qui cache la forêt française de la suffisance intellectuelle qui mène au bois dont on fait les absurdités. Car « merdre », rappelons qu’Alfred Jarry, le père d’Ubu roi n’est pas né flamand, mais mayennais.

Depuis le 1er janvier 2017, la Communauté de Communes du Coeur des Bauges est officiellement rattachée à Chambéry Métropole. En quelques années, les décisions importantes pour la vie d’un petit collectif, d’un hameau, d’un village, d’une commune, ont glissé vers la ville. A l’échelle de l’histoire de la vie sur cette terre, ce temps s’apparente à la vitesse de l’éclair. Quelque soit l’intérêt ou non d’un tel regroupement, tout s’est joué sans aucune consultation des habitants, en dépit du bon sens et dans la précipitation. On croit à un mauvais rêve…

Rêvons autrement un court instant. En réaction à cette décision arbitraire de fusion avec Chambéry Métropole, je vois en rêve 14 écharpes de maires accrochées à la préfecture. 14 tabliers républicains rendus à un pouvoir qui nous ment : le dernier recensement en vigueur faisait bien état de plus de 5 000 habitants. Je vois un concert de 4200 casseroles (c’est le nombre de signataires de la pétition) en cordon continu autour de la préfecture et du château de Chambéry pour réclamer la prise en considération de l’avis des habitants.

Je vois d’autres écharpes de maires accrochées aux mêmes grilles de la préfecture, venues de Tarentaise, de Maurienne, ou de l’avant pays Savoyard. Je vois les grilles de la préfecture d’Annecy ornées d’autres écharpes tricolores. Je vois un pouvoir exécutif qui recule et qui décide d’inverser, de retourner la pyramide décisionnelle pour faire en sorte que le citoyen ait réellement son mot à dire au delà des échéances électorales. Je vois des discussions enflammées et respectueuses dans tous les lieux publics sur les nouvelles gouvernances qui permettraient à chaque individu, à chaque famille, à chaque groupe, de se sentir investi de la vie de sa communauté. Je vois d’autres formes d’organisations collectives poindre, qui ressemblent pour beaucoup à celles qu’avaient mises en place et entretenues nos ancêtres, mais adaptées à notre époque moderne. Je vois des territoires reprendre goût à l’investissement collectif. Je vois des territoires capables de se développer par eux-mêmes, de construire leur propre avenir. Je vois un pouvoir qui met son énergie dans le respect des initiatives locales au lieu de couper l’herbe sous le pied des citoyens pour venir les assister postérieurement.

Mais Ding Dong ! Le réveil sonne. Il fait nuit à midi Docteur Koestler. Il faut remplir sa déclaration d’impôt. Un petit effort pour financer les fusions qui devaient permettre d’économiser. Retour à la réalité crue AOC. Cinq mois plus tard, les élus des Bauges ont déjà redécouvert la centralisation : encore plus de bureaucratie et de joutes politiciennes, des réunions à n’en plus finir, des pouvoirs et des décisions dilués un peu partout. Nous ressortons rincés, essorés, lobotomisés d’un printemps électoral qui n’a pas cessé de remugler le lisier trop délayé.

Les élections nationales, dans leur forme actuelle, sont faites pour les candidats et les partis, pas pour les citoyens. Les partis politiques sont faits pour les carrières ambitieuses de leurs dirigeants, pas pour que les idées émergent et circulent. Comment ne pas voir que les accents de vérité qu’on nous assène d’en haut ne sont que des commerces pour des carrières individuelles ?

C’est notre propre suffisance qui tient lieu de « servitude volontaire » (relisons la Boétie, qui n’est pas né portugais). C’est la suffisance qui tient la plume des traducteurs – en vérité les éditeurs pour les titres – qui se croient permis de traduire mieux le titre que l’auteur lui-mêmen parce qu’il est italien, hongrois ou anglais. Pour les clients fameux de la Coupole ou la Closerie des lilas, je comprends, mais sorti du quartier latin, le signal est déplorable. Nous ne voulons pas dire qu’il peut faire nuit à midi, préférant rester entre le zéro et l’infini. Nous n’osons pas voir qu’un homme peut être une chose, et que Primo Levi le raconte davantage pour les générations futures que pour faire un récit « inside » d’un parcours atroce qui le mènera au suicide. Nous préférons parler du concept d’indifférence en regardant l’horizon marin en sirotant un rosé pamplemousse, au lieu de chercher en quoi nous sommes devenus indifférents. Avant de mourir des suites des persécutions fascistes, Gramsci nous dit qu’il n’y a pas d’indifférence sans indifférents. D’où ils sont, Koestler, Levi et Gramsci se foutent de savoir si nous allons comprendre et nous mettre en action. Et nos enfants qu’en penseront-ils ? Qu’allons-nous leur dire à l’heure de notre… « glorieuse épopée vers l’éternité que notre immense talent de français supérieurs à bien mérité » ?

Assez de bile, de fiel et de fiente. Parlons peu pour finir vite. Notre massif est à l’image de notre pays, il a perdu les clés de son devenir. On peut chanter toutes les marseillaises qu’on veut, l’élan vers le pire ne peut être brisé que si nous le décidons en chacun de nous. Nous habitons un pays formidable qui, en ce moment, ne mérite pas autant de médiocrité et de haine. Pour un vrai printemps citoyen (déjà en route), allons parler et faire avec nos voisins en échangeant toute la diversité dont nous sommes porteurs. Modestement, nous ne sommes ni des héros ni des zéros, nous ne sommes ni des choses ni des graines d’infini. Rappelons-nous qu’il n’y a pas d’indifférents sans saccage de la différence.

 

 

Pierre Beccu

Mai 2017