Avenir des Bauges : Une pétition, une fusion, et après ?

admin 6 janvier 2017
Avenir des Bauges : Une pétition, une fusion, et après ?

 

LES BAUGES ONT-ELLES UN AVENIR ?

Le récit d’une année noire pour la démocratie locale
Le début d’une proposition citoyenne pour l’après fusion

 

« Tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi. »
  Nelson Mandela (Afrique du Sud) citant Gandhi (Inde)

« Si nos aïeux revenaient, ils nous diraient : qu’avez-vous fait de la liberté que nous vous avons laissée ? »
Edouard Desgranges (Le Noyer) se citant lui-même

 

Bye bye Bauges. Bonjour monde cruel !

L’année 2016 s’achève sur un adieu, perçu par beaucoup comme un adieu au pays, brutal, non préparé et non consenti. Sommés de passer le col en aller simple, les montagnards ressentent pour la première fois le vertige de la plaine. En bas, sous l’inconnu, sous le brouillard, qu’est-ce qui nous attend ? L’avenir paraît-il, inévitable, collectif et prometteur. Le monde juste ? Ou juste le monde ?

Au 1er janvier 2017, la Communauté de Communes du Coeur des Bauges aura fusionné avec Chambéry Métropole. Nos liens avec la capitale savoyarde sont forts. Je n’ai jamais ressenti aucune tension avec cette agglomération où il fait globalement bon vivre. Mais les Bauges et Chambéry, ça fait vraiment deux. Cette réforme est issue de la loi NOTRe promulguée le 7 Août 2015. Concrètement, sur notre territoire, cette fusion n’aura donné lieu à aucun débat préalable. La population n’a jamais été conviée à donner son avis. Les préfets Jalon et Labbé ont tout simplement entériné une loi couperet qui fixait un seuil dérogatoire de 5 000 habitants pour pouvoir rester en gestion autonome. Ils ont établi la population, selon le recensement de 2012, à 4 886 habitants. Depuis, le seuil des 5 000 a certainement été franchi. Les représentants de la Communauté de Communes du Coeur des Bauges se sont massivement opposés à cette fusion tous comme les élus de Chambéry Métropole. Le préfet a décidé de se conformer strictement à une loi qui correspond à une toise qui nous est imposée. Dans la nouvelle Communauté de Communes, les baujus représenteront 4% de la population tout en apportant 50% du territoire. La parfaite alliance entre la carpe et le lapin.

Devant tant de précipitations et de contradictions, j’ai le devoir de raconter aux signataires de la pétition et aux autres ce qui s’est passé durant une année 2016 pas comme les autres. Même si le constat local et national n’incite pas à l’optimisme, j’expliquerai ensuite pourquoi et comment nous pouvons encore agir, selon moi, si nous nous mobilisons tous, chacun à notre manière.

 

Dura lex sed lex – Rappel des faits

En Août 2015, le Président de la République fait sa rentrée politique dans la région et honore le massif des Bauges de sa visite. Il annonce clairement ce jour-là que, dans le cadre de la loi territoriale, les élus des Bauges auront la possibilité de choisir. Trois mois plus tard, la nouvelle tombe de la bouche du Préfet : la fusion avec Chambéry métropole. D’un coup de baguette magique, nous sommes passés directement de l’inconnu à l’arbitraire. Le 14 décembre 2015, j’ai lu devant le Conseil Intercommunal une lettre adressée le lendemain à M. Hollande. Une copie a été adressée aux élus départementaux, qui m’ont répondu ou m’ont accordé un temps pour une discussion. A ce jour, je n’ai reçu aucune réponse de la part de l’Elysée.

Le 10 Janvier 2016, de retour des voeux sur ma commune de Bellecombe-en-Bauges, j’ai décidé de lancer une pétition, en tant que citoyen préoccupé par la méthode. La pétition n’affichait pas une opposition au principe de la fusion, mais aux conditions mêmes. Son intitulé est : « Les habitants des Bauges veulent être associés aux décisions concernant leur futur », avec en sous-titre : « La Communauté de Communes du coeur des Bauges va être rattachée à Chambéry Métropole. Les citoyens demandent qu’on prenne le temps du débat pour une décision aussi importante pour leur avenir ».

En quelques mois, la pétition a réuni 4 212 signatures (2 704 sur internet, 1 518 sur papier), avec plus de 60% de signataires vivant sur place. J’ai invité avec insistance M. le Préfet à venir nous rendre visite pour prendre la mesure du territoire. Après de nombreuses relances, j’ai été reçu en Préfecture par le Directeur de Cabinet et par le responsable des collectivités territoriales. Laurent Pavy, jeune agriculteur et conseiller municipal de la Motte en Bauges, et Jean-Paul Jonckheere, Président de l’Office du Tourisme m’accompagnaient. Nous avons posé des questions précises et nos deux interlocuteurs ont eu beaucoup de difficultés à nous répondre. Non pas parce qu’ils ne voulaient pas répondre, mais parce qu’ils ne savaient pas. La masse de problèmes administratifs que cette fusion pose est découpée en trois tranches, les compétences obligatoires, les compétences optionnelles et les compétences facultatives. Les délais pour harmoniser les politiques sont respectivement de un, deux et trois ans. Personne ne sait dire ce qu’il adviendra de la compétence sociale (maison de retraite, crèche, centre social) qui est pour nous intercommunale et pour Chambéry métropole communale. Idem pour les équipements sportifs et culturels. Il faudrait donc en toute logique recréer un syndicat intercommunal pour ces compétences « égarées ». Faire et défaire, c’est toujours travailler.

Malgré les avis globalement négatifs de la commission départementale de coopération intercommunale (CDCI), et contre une très grande majorité d’élus, le Préfet de Savoie à imposé la fusion pour le 1er Janvier 2017. La réforme est passée comme une lettre à la Poste. D’autres territoires à nos portes se sont mobilisés sans plus de succès au final. S’il n’y a pas eu de mouvement populaire massif, c’est peut-être qu’après tout, il n’y a pas de quoi en faire un drame. On a grogné ça et là contre le système, et puis la vie a repris ses droits. Un jour chasse l’autre. Les saisons passent et reviennent. Il faudrait donc reprendre le cours de la vie. Ne pas trop penser au cours de l’histoire. Les Bauges, la Savoie, la France. Le pays où coule nos rivières… Mince, la notre coule à Rumilly.

 

A quelle sauce les baujus vont-ils être fusionnés ?

Dans la situation où nous sommes aujourd’hui, il est impossible d’enrayer la machine administrative. Ce qu’il faut avant tout, c’est que les habitants puissent comprendre ce qu’il s’est passé et se mobiliser pour leur propre avenir. Il est inutile de s’en prendre directement aux protagonistes. Bien sûr, nous serions en droit d’attendre une autre attitude de la part des représentants de l’Etat sur un plan départemental et un positionnement beaucoup plus assumé de la part des élus qui étaient opposés. Les élus professionnels auraient pu être les fers de lance d’une résistance. Ils ont signifié leur désaccord et vite paraphé leur accord. Mais ils sont loin d’être les seuls responsables. Finalement, chacun joue sa partition dans le registre de ce qui correspond aujourd’hui à un échec monumental du système démocratique pour pouvoir représenter dignement la population.

Pour formuler positivement : oui à l’ouverture, mais avec un projet écrit PAR les habitants et non POUR les habitants. Oui à la collaboration avec l’extérieur mais avec des décisions prises par les baujus et menées par eux-mêmes. Cette perte de pouvoir signifie une énorme perte de sens, qui n’est pas préjudiciable qu’aux citoyens baujus, mais au pays tout entier. Une structure collective ne peut pas fonctionner longtemps en provoquant la déresponsabilisation de ses habitants. Des citoyens devenus uniquement usagers, puis consommateurs de la chose publique, ça peut arranger momentanément un système politique à bout de souffle, mais c’est de la dislocation collective, de la graine de violence ou d’ennui mortel.

La réforme territoriale répond à un besoin certainement censé de faire évoluer des institutions qui ont vieilli, qui sont parfois très coûteuses et qui se télescopent dans l’action territoriale. On parle de millefeuille territorial là où l’usager entrevoit plutôt un clafoutis. Le personnel politique ou administratif qui a écrit et voté cette loi est censé travailler dans l’intérêt des territoires. S’agissant de l’avenir d’une collectivité, la spécificité du territoire est l’élément le plus important à prendre en considération, pour décider si on doit gérer en autonomie, conjointement avec les territoires qui l’entourent ou les métropoles proches. Un territoire, c’est une histoire, c’est une identité, c’est un faisceau et un ensemble de spécificités qui doivent absolument être prises en considération lorsqu’une décision importante sur son avenir est prise. Ceux qui nous dirigent affichent une méconnaissance profonde des réalités qui peut se transformer rapidement en indifférence et en mépris lorsqu’on doit prendre des décisions liées à un agenda électoral. Dès lors, il est assez logique que des électeurs aigris stigmatisent l’attitude des politiques et des bureaucrates en leur renvoyant le mépris émis à leur encontre. Sauf que mépris contre mépris, nous allons tout droit à la catastrophe. Il est urgent que les populations cessent elles-mêmes le jeu de massacre dans lequel nous sommes engagés.

Irréductibles baujus, qui ne veulent pas évoluer, diront certains. Si l’agglo chambérienne représente le seul modèle de projet collectif disponible dans la région, cela signifie que l’on se moque une fois de plus du monde rural et encore plus du monde rural montagnard. Libre à chacun de vivre là où il le souhaite. A condition de ne pas entraver les uns pour développer les autres. Chambéry a ses avantages et ses défauts, Ecole en Bauges aussi. Mais pourquoi diable veut-on tout gérer de la même manière ? Nous sortons d’un siècle de mépris total pour le monde rural. Les systèmes politiques de plus en plus centralisés ont laissé les campagnes et les montagnes se vider de leurs forces vives sans imaginer un seul instant comment renforcer les atouts naturels en terme de développement. L’alternative à la ville doit pouvoir se construire, non pas contre la ville, mais pour un équilibre de nos territoires et de notre pays tout entier. Faute d’anticipation, on regarde sombrer avant de venir secourir. C’est un mal bien français, ou plutôt un calcul bien bassement politique, de laisser crever pour mieux venir en sauveur après. Mais la seule prise de conscience du citoyen ne suffit pas à infléchir l’action politique. Sans passage à l’acte de notre part, les élites continueront à imaginer comment réparer, alors qu’il faudrait songer à ne pas abîmer.

 

Echanger, passer à l’action avant qu’il ne soit trop tard.

Repartons des adieux : Bye Bye Bauges ! Bonjour monde cruel ! Ce bye bye est comme tous les adieux. Il sonne comme un nouveau départ. En langue locale, ne dit-on pas « adieu » pour dire aussi bonjour ? Ce qui doit nous animer, c’est tout sauf la tentation du repli. Je le dis aussi simplement que je respire : oui, il faut s’ouvrir aux autres, s’associer, mutualiser les moyens, fédérer les énergies. Oui, il faut échanger avec l’extérieur. Oui, il est temps pour le massif de rencontrer des synergies alentour pour construire l’avenir. Mais avec notre projet, celui que nous aurons écrit tous ensemble.

Historiquement, les Bauges ont tiré leur énergie dans l’alternance entre l’ici et l’ailleurs, le proche et le lointain, l’altérité et le moi intime. Ceux des villes environnantes nous ont souvent jugé sans nous connaitre. Derrière les tabliers ou sous les bérêts, beaucoup des nôtres avaient côtoyé des réalités lointaines que beaucoup d’aixois ou de chambériens ne soupçonnaient même pas.

Les baujus se sont toujours équilibrés entre deux feux nourriciers : la gamelle goûteuse mais trop petite de nos vallées et le gagne pain salutaire rapporté de Paris, de Lyon ou de Chambéry. Le bauju adepte du repli a oublié qui il était. Au « oui » de l’ouverture, il faut associer le « mais » du « pas sans nous ». Nous pouvons vivre dans un massif non dilué mais profondément irrigué, qui cultive ses particularismes et son identité tout en étant ouvert et respectueux des autres. Je crois en la capacité des Bauges de se construire à partir de racines fortes, arrosées et vitaminées par nos enfants à tous, ceux d’origine locale, ceux des arrivants de tous horizons, ceux à venir. Je crois au renforcement de l’identité de mon massif à travers le métissage, dont nous sommes tous issus. On peut remplacer « massif » par « pays », ça marche. En 2017, si les commerçants du repli prospèrent, c’est parce que nous avons oublié d’où nous venons, et nos institutions républicaines jouent le jeu des extrêmes en ignorant les populations.

Le descendant d’un sarde du 18ème siècle peut se sentir bien dans la peau d’un bauju, comme c’est le cas aujourd’hui de ceux que nous côtoyons au quotidien, descendants de bretons, béninois, malgaches, congolais, turcs, marocains, mauriennais, tarins, lyonnais, parisiens ou pourquoi pas chambériens. Pour autant, ce métissage ne peut vivre en harmonie et produire du bonheur que s’il est ancré dans un territoire qui sait qui il est et où il va. La perspective proposée par les pouvoirs successifs depuis 60 ans se situe à l’inverse : le refus du métissage intégré et la dilution des territoires. Face à ce programme hors sol, notre devoir est de continuer à pratiquer le mélange des graines, mais en les plantant dans une terre riche de compost et de savoir-faire. Je le répète à chaque fois que l’occasion m’en est donnée. Nous sommes du pays que nous habitons. Ce qui compte, c’est là où nous ouvrons nos volets le matin.

 

Un projet possible : comprendre le passé et inventer l’avenir

Pour ne pas rater les défis qui nous attendent, il est indispensable de retracer les trois décennies de regroupement intercommunal. Le bilan de la Communauté de Communes telle qu’elle est née du District et auparavant du SIVOM n’a pas été fait. L’intercommunalité en Bauges tenait plus à une « super-communalité » où chacun venait prendre tout en ne voulant pas trop céder. Le collectif fonctionnait, mais n’avait pas encore accouché d’une harmonie nécessaire pour affronter les défis à venir. Lorsque le projet le nécessite, le pacte est fort, comme en témoigne l’AOC Tome des Bauges dans les années 80-90. Le glissement des compétences communales vers l’intercommunalité n’a pas été analysé et digéré. D’autres projets d’unions étaient possibles, tout en gardant une entité décisionnelle en Bauges. En lieu et place d’une fusion qui nous dilue, il aurait été plus judicieux de mettre en place des pactes révisables avec ceux qui nous entourent, dans l’esprit gagnant-gagnant évoqué plus haut. Ce n’était pas possible dans la loi NOTRe ? Soyons prêts à agir pour impulser d’autres lois faisant la part belle aux développements locaux.

Nous pouvons reprendre collectivement les choses en main, à commencer par le PLUi (Plan Local d’Urbanisme Intercommunal), qui a accouché en fin d’année 2016 d’un pré-projet dénué de « colonne vertébrale ». « La vitalité économique et sociale, l’urbanisation maitrisée et durable, les activités agricoles et forestières et le projet touristique » dépendent en réalité de notre capacité à mettre en place une véritable « démographie dynamique », qui permette de renouveler les effectifs scolaires sans perdre de classes, de la maternelle au collège. Nous sommes aujourd’hui en déclin sur les effectifs scolaires, alors que la population augmente. Il faut réagir vite. Nous savons qu’avec le retrait de l’école, ce sont tous les services à la population qui reculent. Sans souhaiter une « démographie galopante », désordonnée et précaire, nous avons besoin d’une démographie « trottinante », qui se renouvelle harmonieusement, sans heurt. Ce critère permet d’opérer ensuite des choix en matière d’aménagement, de développement économique et de services.

Comment repenser notre système de vie et notre économie pour être tout à la fois plus efficaces circulairement et pour capter mieux la Plus Value potentielle des visiteurs de plus en plus nombreux ? Tous les secteurs sont liés à cet enjeu. Le dynamisme de l’artisanat peut montrer la voie. Les nouveaux systèmes liés à la transition écologique nous tendent les bras. Il y a plusieurs façons d’envisager des « pactes loyaux » avec les flux qui nous traversent et avec les collectivités qui nous bordent.

Une petite devinette : savez-vous combien de communautés de communes sont concernées par le territoire du Parc Naturel Régional ? Combien de cantons ? Au moment où il faudra encore « simplifier », qu’aurons-nous à proposer face à des territoires qui n’ont pas les mêmes réalités que nous ? Cette fusion avec Chambéry constitue une troisième dilution des Bauges en 20 ans. Le « coeur » des Bauges devrait être valorisé et développé pour être le bol d’air nature et culture d’une ceinture urbaine de près d’un million d’habitants. Au delà des 5 000 habitants que nous sommes, ce qui se passe ici concerne tous ceux qui nous entourent et que nous contribuons à rendre heureux, M. Hollande inclus, que nous invitons sans rancune à venir méditer les affres du pouvoir du sommet du Trélod.

Pourquoi et comment s’investir en tant que simple citoyen ? Il est impensable que nous puissions nous ressaisir sans refondre nous-mêmes le système par des actes concrets et pas seulement par le fait de nommer de nouveaux dirigeants. L’offre politique telle qu’elle se présente à nous peut incarner les espoirs de changement mais ces espoirs ne verront jamais le jour sans la participation massive des habitants à la chose publique. Ceux qui sont déjà très investis dans les mouvements associatifs, dans les réseaux peuvent objecter à juste titre qu’ils en font déjà beaucoup, qu’ils ne peuvent pas dégager de temps supplémentaire pour un quelconque investissement citoyen. Il faut donc s’organiser pour que chacun puisse apporter sa contribution, même minime, en fonction de ses capacités, de son temps disponible et de ses envies. A force de confondre le rythme et la vitesse, nous produisons un stress qui nous prive d’un certain plaisir à vivre et nous coupe de notre créativité. Faire moins mais mieux pourrait être un objectif salutaire.

Pour avancer vers l’organisation d’une co-construction citoyenne généralisée, il est utile de s’inspirer des fondements collectifs qui ont fonctionné par le passé et à qui nous devons notre confort actuel. Nos ancêtres à tous étaient organisés collectivement pour assurer leur survie. A l’échelle d’une famille, d’un clan, d’un hameau, ils géraient le travail de la terre avec des principes d’alternances et de compétences très bien organisés.

Prenons l’exemple du pain qui est commun à tous nos territoires français. Avant le développement des artisans boulangers, le pain était produit par les habitants eux-mêmes. Le four banal était partagé par tous les habitants des villages. Les tâches étaient parfaitement réparties dans chaque groupe familial. On ne demandait pas à tout le monde de savoir tout faire ou de tout gérer. Certains s’occupaient de l’approvisionnement en bois, d’autres de la farine, du levain, du pétrissage, d’autres encore de la cuisson ou du transport. Ce n’est que par l’investissement de chacun qu’il était possible de produire du pain, donc de se nourrir, donc de survivre. Tout le monde avait sa place dans la chaîne de production, quelque soit son âge, son sexe, ses capacités naturelles ou son envie. Il y avait bien une forme d’obligation, mais parfaitement assumée, parce qu’il s’agissait tout simplement de survivre. Même le principe de partager le bien commun avec des clans différents et parfois ennemis était acté. Avons-nous compris que nous sommes aujourd’hui dans cette situation ? Non pas pour la survie de notre organisme mais pour la survie de notre civilisation, donc pour la survie très directe de nos descendants.

La fabrication joyeuse, collective, régénératrice de notre Pain citoyen quotidien pourrait être résumée dans la constitution d’un Projet d’Association Inter-citoyenne pour une Nouvelle Société. Ces P.A.I.N.S. sont à inventer et à multiplier tous ensemble. Echangeons tranquillement sur le rôle de chacun : de la brindille glanée par les enfants pour allumer le feu à la cuisson, au pétrissage ou à l’entretien du levain, à quel poste voulons-nous oeuvrer et combien de temps pouvons-nous y consacrer ? Cette fusion qui tombe du haut de l’Elysée convoque en nous ce qu’il a de plus négatif : la colère, le mépris pour les institutions, le désengagement citoyen. Retournons le sens de la fusion pour en faire une union qui monte des hameaux, des villages, des vallées et qui nous invite à mettre à jour ce que nous avons de plus beau et de plus noble : le partage. En se racontant et s’écoutant sans se juger, en se mettant en action ensemble, nous dessinons la seule alternatitive possible au chaos grandissant.

Les initiatives constructives sont déjà en route un peu partout. Volontairement, je ne cite ici aucun réseau, organisme, groupement professionnel ou aucune institution, personne morale ou physique. Il faudra échanger avec toutes et tous, en tentant de comprendre les différentes aspirations. Il n’y a pas – il n’y aura jamais – de figure providentielle. L’élan citoyen n’a pas besoin de parti ni d’organisation pour essaimer, et surtout pas de rejouer la parodie politicienne qui nous pollue. La création d’une assemblée citoyenne a été évoquée lors d’une première réunion en octobre 2016. Mais ce qui importe avant tout, c’est de multiplier les occasions de se regrouper, de s’exprimer et se mettre en action.

Serons-nous capables de démontrer par l’action, que nous pouvons TOUS avancer de façon responsable vers l’avenir, avec un ancrage fort dans nos valeurs naturelles et humaines, tout en étant très innovants pour un développement dynamique et respectueux ?

Alberto Magnaghi, expert en développement local, explique qu’on ne peut parler de territoire que s’il y a une histoire d’amour entre un site et ses habitants. Le fameux équilibre nature – culture peut ainsi se développer pour aboutir au « terroir », à l’identité, aux particularismes, aux richesses et aux atouts du développement local. Sans histoire d’amour, pas de territoire mais un bout d’agglo en montagne, pas de terroir mais des sols et des produits, pas de paysans mais des exploitants agricoles, pas d’artisans mais des acteurs économiques, pas de métiers mais des fonctions, pas de citoyens mais des contribuables. Si nous parvenons à écrire un projet et à le mettre en action, nous nous donnerons les moyens d’être les auteurs et les acteurs heureux de notre propre vie, et nous rayonnerons très largement autour de nous.

J’ai deux histoires courtes à raconter. La première concerne une dame qui n’avait jamais quitté les Bauges jusqu’à son trentième anniversaire. Elle avait surtout arpenté son village, les hameaux, les sentiers, les bois, les champs des autres et les siens. Elle connaissait un peu les autres villages des Bauges pour être allée au moins une fois dans chacun d’eux. Mais du dehors, elle n’avait rien vu en vrai. Contrainte de descendre à Chambéry pour un examen, elle angoissait terriblement de devoir basculer dans le néant. Arrivée au col de Plainpalais, elle demanda à son neveu de stopper la voiture. Elle descendit et fit quelques pas en direction du vide, pour tâter du pied l’inconnu. Lorsque son regard fut en mesure d’embrasser les chaines de montagne et la vallée au fond, elle se retourna vers son neveu et lança :
– Dieu que le monde est grand !
Pour cette dame, le monde était d’autant plus grand qu’il était inconnu. Plus aucun bauju ayant migré à Paris ne s’est ensuite senti impressionné par Chambéry. Si l’on pense aujourd’hui, au moment de rallier l’agglomération : « Dieu que le monde est cruel ! », c’est que les enjeux nous échappent. Voici la seconde histoire. Du fond d’un hameau, une vieille dame fait appeler un médecin au chevet de son mari souffrant. Le médecin se penche sur le visage inerte du vieux Monsieur enfoui sous l’édredon et déclare : « Il est mort, priez pour lui ». Après le départ du médecin, le mari se met à gémir. La vieille dame s’approche et l’entend murmurer : « Je ne suis pas mort ». Restée figée sur les paroles du médecin, la vieille dame rétorque :
– Tais-toi donc, c’est le Monsieur qui sait.
– Mais puisque je te dis que je suis vivant, s’époumone l’ancien.
– Le Monsieur, il sait mieux que toi, lance la dame avant d’aller quérir le curé.

Si la première histoire parle de la peur devant l’inconnu, la seconde exprime la culpabilité des gens de peu face aux sachants officiels. Le médecin sait tout de ta santé, et toi qui te déclares vivant, tu prétends en savoir plus long que lui ? Lorsque je songe à ces deux sentiments qui pénalisent notre capacité d’émancipation, je ne pense pas aux montagnards des Bauges en premier lieu, mais à tous les exclus, précaires et délaissés qui peuplent nos villes et nos campagnes. Le massif des Bauges n’est pas à l’abri de la montée des inégalités, mais il y fait meilleur vivre que dans beaucoup de zones urbaines ou péri-urbaines. La modernité nous avait gagné d’une façon plutôt harmonieuse. Nous avions abandonné nos habits de paysans arriérés pour gagner le respect et parfois même l’admiration de nos visiteurs, souvent plus instruits. La peur de l’inconnu et le respect imbécile du supérieur social nous avaient presque quitté. Je ne dis pas merci à M. le Préfet de nous avoir ramené à nos démons. Du lieu de son prochain transfert (les préfets sont comme les joueurs de foot, ils sont transférables au moindre mercato), il pourra méditer sur la grandeur de la loi NOTRe qui parvient à dissoudre un massif montagneux dans une agglomération, et propose aux habitants plus de bureaucratie et de joutes politiciennes que de véritables perspectives d’avenir. Laissons le Préfet à sa brillante carrière, M. Hollande à ses tristes salades de chiffres et de promesses, et disons-nous les choses bien en face : si nous ne voulons pas que d’autres fassent n’importe quoi avec notre pays et avec nos vies, il va falloir s’en occuper nous mêmes ! Et sans plus attendre.

P. Beccu – 31 décembre 2016

 

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